Puis vient le brisement

C’était mon premier jour de retour au travail et, assise à mon bureau, je faisais de mon mieux pour répondre aux courriels et me mettre à jour sur les évènements des deux dernières semaines. Je tenais absolument à avoir une journée aussi normale que possible. Les trois derniers mois avaient été marqués par tant d’épreuves et de chagrins. Ils ont commencé par l’annonce de ma grossesse et de mes problèmes de thyroïde qui risquaient d’entraîner des complications. Ils se sont terminés par l’annonce que le cœur de notre bébé s’était arrêté, puis par une fausse couche. J’ai passé du temps à faire mon deuil, à réaliser que je ne porterai pas ce petit être à terme et que nous n’allions pas devenir parents d’un nouveau-né. J’avais été profondément touchée par l’élan de compassion, de prière et par les dons de nourriture de nos proches et de notre communauté. Mais je sentais qu’il était temps de laisser tout cela derrière moi et de retrouver la vie que je connaissais avant.

Je me sentais retomber dans mon rythme de travail habituel lorsque j’ai levé les yeux et vu David[1]. Il venait de rentrer de congés et se tenait en silence dans l’embrasure de la porte, me regardant avec des yeux remplis de compassion et de compréhension.

Il m’a dit doucement : « Je viens d’apprendre la nouvelle … ».

Et quelque chose s’est brisé en moi. Les larmes ont commencé à couler lorsqu’il est venu s’asseoir à côté de moi. Il m’a alors confié qu’il comprenait en partie cette douleur indescriptible que je vivais parce que lui et sa femme avaient aussi perdu un bébé par fausse couche il y a bien des années. Il m’a demandé comment j’allais, et j’ai dit en le taquinant : « ça allait bien jusqu’à ce que tu viennes me voir ! »

J’ai déjà vu à de maintes reprises ce schéma émotionnel se développer. On traverse une expérience ou une perte terrible, elle nous submerge, prend toute notre énergie, mais elle finit par passer. Les choses vont de mieux en mieux, et on a le sentiment que l’épreuve est derrière nous. On se voit même retrouver une stabilité, le cours de la vie normale. Puis cela nous tombe dessus sans prévenir. Quelque chose dans ce puit de douleur qui réside au plus profond de vous fait surface – une douleur dont vous ne soupçonniez même pas l’existence – et vous êtes submergé par cette souffrance. J’appelle cela « le brisement ».

J’ai déjà vu à de maintes reprises ce schéma émotionnel se développer. On traverse une expérience ou une perte terrible, elle nous submerge, prend toute notre énergie, mais elle finit par passer.

 J’en ai été témoin très souvent, chez les personnes que j’accompagne. Je rencontre une personne pour la première fois et dès que je lui demande ce qui l’amène, elle fond en larmes. Elle vient tout juste de me rencontrer, mais la présence d’empathie, cette question posée, et l’occasion pour elle de faire face à ce qu’elle traverse suffisent à casser la digue. Elle s’excuse presque toujours de pleurer, et je lui explique qu’un jour je vais installer une plaque qui indique : « Les larmes sont bien accueillies, les excuses ne sont pas les bienvenues. »

Pourquoi ces « brisements » surviennent-ils et que se passe-t-il dans ces moments ? Voici les éléments que j’ai récoltés à ce sujet.

 

1. Le moment et les circonstances autour de notre brisement peuvent nous surprendre, mais s’expliquent avec le recul

Bien souvent nous nous effondrons lorsque nous sommes submergés par notre vulnérabilité et notre besoin d’aide. Nous ne sommes pas surpris lorsque le poids de nos circonstances dépasse notre capacité à les gérer et à y répondre. Mais nous sommes surpris lorsque nous ne nous sentons plus submergés par les circonstances, et que nous prenons conscience de notre besoin et de notre vulnérabilité d’une autre manière. Nous sommes surpris lorsque nous voyons que nous sommes au bénéfice de la sécurité, de l’attention et de l’amour que nous voulions tant vivre sans le savoir.

Je me suis mise à pleurer lorsque j’ai vu les yeux remplis de compassion de David, et c’est la même chose avec les personnes que j’accompagne en counseling. Nous pensons naturellement que nous pouvons nous contenter de survivre. Mais lorsque nous nous retrouvons face à une personne qui comprend et compatit à notre souffrance, nous réalisons à quel point nous avions besoin de cette compassion. J’avais besoin de voir l’amour de Dieu, et qu’il me paraisse alors indispensable de me décharger sur lui de tous mes soucis. J’aime la manière dont Sandra McCracken l’exprime dans l’une de ses chansons, « Shelter » :

Dans les bras de ton bon Père
Tu peux aller dans les eaux profondes
Là où nos interrogations, celles dans le secret,
Peuvent être mises au grand jour
Nous y trouvons notre refuge[2].

 

2. Notre brisement fait toujours partie du processus de guérison divin

Nous avons tendance à penser que l’absence de douleur doit être notre objectif, mais bien souvent, Dieu permet que nous passions par la souffrance afin de nous guérir plus en profondeur. Comme un os fracturé qui doit être remis, les parties de nous-mêmes qui ont appris à fonctionner sans cette conscience constante de la compassion et des bienfaits de Dieu doivent être brisées afin de nous rendre entiers à nouveau. Une semaine après mon échange avec David, j’ai commencé à perdre beaucoup de sang, en continu. Il a fallu plusieurs allers-retours aux urgences avant que les médecins ne prennent au sérieux ce qui m’arrivait et s’en préoccupent. Ils partaient du principe que je saignais en raison de ma fausse-couche récente, mais n’arrivaient pas à trouver la source des saignements. Ils n’arrivaient donc pas à les stopper. Je suis restée alitée plusieurs jours chez moi, à perdre des caillots de sang, et à me demander si je pourrais un jour avoir des enfants.

Nous avons tendance à penser que l’absence de douleur doit être notre objectif, mais bien souvent, Dieu permet que nous passions par la souffrance afin de nous guérir plus en profondeur.

Naturellement, j’ai fini par lire l’histoire de la femme qui avait des pertes de sang, que l’on trouve dans les évangiles, un récit que j’avais déjà lu plusieurs fois. En lisant la version dans Matthieu, les mots m’ont sauté aux yeux : « Jésus se retourna, et dit, en la voyant… » (Matthieu 9.22). J’ai compris qu’il n’avait pas seulement guéri son corps ce jour-là. Il avait aussi guéri son âme, alors qu’elle a vu d’elle-même le Dieu de Agar, El Roï. Cette femme a vu le Dieu qui non seulement soulage notre douleur en supprimant les circonstances difficiles, mais guérit notre douleur en nous rejoignant et en nous voyant dans cette souffrance. Et lorsqu’il le fait, il faut que l’ancien nous, celui qui a l’habitude de supporter la douleur seul, se brise et se dissolve, afin que nous puissions être guéris et transformés en celui qui s’attend toujours à notre Dieu compatissant et fidèle et qui s’en remet à Lui.

 

3. Nous vivrons un jour notre dernier brisement

Il y a quelques années, mon ami David a été emporté par un cancer. Alors qu’il vivait ses derniers jours sur cette terre, je me sentais engourdie par le chagrin de le perdre et tourmentée par la réalité qu’il n’y avait rien que je puisse faire pour lui. David nous exhortait souvent à « retrousser nos manches et à nous salir les mains » lorsqu’il s’agissait des problèmes de la vie. Ne sachant pas quoi faire d’autre, j’ai pris son conseil au pied de la lettre et j’ai décidé d’aller désherber notre jardin. Il n’a pas fallu longtemps pour qu’il se mette à pleuvoir, ce qui a permis à quelque chose de se briser en moi. Alors que la pluie me tombait dessus, les larmes coulaient sur mon visage. Dieu m’a rappelé à ce moment-là que David se préparait à son dernier brisement, et que le jour viendrait bientôt où nous nous briserions tous pour la dernière fois. Et ce jour-là « [Dieu] essuiera toute larme de nos yeux, et la mort ne sera plus, et il n’y aura plus ni deuil, ni cri, ni douleur, car les premières choses ont disparu » (Apocalypse 21.4).

Même si nos brisements sont le signe que nous sommes en présence d’un Père sûr et bienveillant, ce vécu est temporaire. Il prendra fin un jour.

Au moment où j’écris ces lignes, je suis fatiguée et je souffre. Je passe mes journées à marcher aux côtés de personnes fatiguées et souffrantes. Certains jours, je n’arrive pas à supporter d’être brisée encore et encore par les pertes et les chagrins qui sont encore à venir. Peut-être êtes-vous comme moi et avez-vous besoin de vous rappeler dans ces moments-là que, même si nos brisements sont le signe que nous sommes en présence d’un Père sûr et bienveillant, ce vécu est temporaire. Il prendra fin un jour. Et en attendant, dans ces moments où vous craignez de ne pas avoir la force et la maîtrise nécessaires pour tenir toute la journée, Dieu vous dit ceci :

N’aie pas peur, car je suis moi-même avec toi.
Ne promène pas des regards inquiets, car je suis ton Dieu.
Je te fortifie, je viens à ton secours,
Je te soutiens par ma main droite, la main de la justice. (Esaïe 41.10)

 

[1]David Powlison était dans l’équipe de CCEF, conseiller biblique, et éditeur du journal de la fondation. Il a dirigé le CCEF pendant les cinq dernières années de sa vie.

[2]Sandra McCracken, “Shelter,” [Abri]. Gravity Love, Towhee Records, 2006

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